Chronique parue sur le site Le nouvel Économiste
L’amour au sommet
L’histoire d’un couple disparu en montagne en 1942 et rendu par le glacier 75 ans plus tard
En toute subjectivité, par Frédéric Thiriez
Il fait chaud cet été 2017 sur le glacier de Tsanfleuron, dans le Valais suisse :
plus de 20 °C à 3 000 mètres d’altitude. Le glacier a reculé de deux cents mètres depuis la Seconde guerre et perdu 45 mètres d’épaisseur. Les randonneurs sont nombreux à arpenter le site, devenu sans grand danger avec la fonte de la glace et bien balisé par les pisteurs suisses. Au matin du 13 juillet, l’un d’eux est intrigué par une forme noire émergeant de la blancheur glacée. C’est un parapluie. Armé de sa pelle, l’homme creuse fébrilement. Un soulier noir, d’un modèle ancien, apparaît, bientôt trois autres, puis deux corps enlacés, parfaitement conservés, leurs vêtements intacts : pantalon de velours pour l’homme, jupe et collant pour la femme. On retrouve un porte- monnaie, une montre à gousset, un sac à dos comme neuf contenant une bouteille de limonade et une miche de pain entamée… L’enquête établira vite l’identité du couple : Francine et Marcelin Dumoulin, disparus dans la montagne le 15 août 1942, trois quarts de siècle plus tôt.
À partir de ces évènements bien réels, qui avaient suscité beaucoup d’émotion et de commentaires en 1942 comme en 2017, Alexandre Duyck se propose de reconstituer l’histoire de Francine et Marcelin, rebaptisés Louise et Joseph, dans un roman plein de tendresse qui sonne comme la réhabilitation d’un couple amoureux accusé à l’époque d’avoir abandonné ses enfants.
Des doux dingues, au pire communistes
Nous sommes en 1929. Joseph a trente ans. C’est une force de la nature. Après avoir été bûcheron, il est devenu cordonnier, possède son atelier et entend se marier. Louise a vingt-quatre ans. Elle est la maîtresse d’école du village situé “de l’autre côté du col”, autant dire à l’autre bout du monde. Elle a entendu parler de ce garçon qui allait venir la voir pour la demander en mariage. “On disait de lui qu’il était gentil, qu’il cherchait une femme, qu’il ne buvait pas, qu’il pouvait lui faire des enfants.” Elle, trop heureuse de prendre son envol, avait dit oui avant même de l’avoir rencontré. Lui tomba amoureux aussitôt qu’il la vit. Ils s’installèrent dans la maison de famille de Joseph et donnèrent naissance à un premier enfant, Marguerite, à peine un an plus tard, puis à une seconde fille, Suzanne, et à des jumeaux, André et Jean. En famille, l’ambiance est à la joie. On chante, ou joue avec les enfants. Au village, “ils passent pour des doux dingues, au mieux des excentriques, au pire des communistes”. Joseph, qui excelle dans son métier, est aussi l’homme à tout faire du village, toujours prêt à rendre service. Louise est adorée par les enfants de l’école.
Régulièrement, Joseph doit monter à l’alpage pour soigner leurs quatre vaches : treize heures de marche pour monter en traversant le glacier, une nuit au chalet, dix heures pour redescendre. Loin d’être une corvée, c’est pour lui une parenthèse enchantée : boire l’eau du torrent, manger le pain de seigle et la charcuterie sèche, admirer la vue, compter les étoiles, dormir du sommeil du juste, parler aux vaches, car “on parle toujours aux vaches”, lui disait son père, “elles te comprennent mieux que certains humains”.
Le rêve de Louise
Louise ne s’ennuie pas, mais… elle meurt d’envie d’aller elle aussi en montagne. “Je voulais te demander quelque chose mais en réalité, j’ai déjà décidé”, lance-t-elle à son mari, “samedi prochain je monte avec toi… Samedi, pour nos treize ans de mariage”. Refus catégorique de Joseph : “C’est dangereux, très dangereux !”. Louise ne se laisse pas faire : “Avec toi, je ne crains rien. Tout ira bien, ne t’inquiète pas”. Joseph croit à une lubie mais Louise n’est pas du genre à plaisanter. Elle a quelque chose à se prouver et se prend aussi à rêver : “Toute leur vie, ils s’en souviendront, évoqueront cette première fois, suivie de tant d’autres. Elle ramassera des fleurs pour ses filles, des fruits des bois, des plantes, des bâtons pour les garçons, ce sera la fête à leur retour”. Joseph refusant de plier, elle ne lui parle plus pendant huit jours et les enfants s’inquiètent, jusqu’à ce qu’il finisse par craquer. “Elle lui saute au cou, pour la première fois depuis qu’ils se connaissent.”
Joseph lui fabrique avec amour de belles chaussures sur mesure. On s’organise avec la voisine pour la garde des enfants le samedi et le dimanche. Il faudra partir très tôt, pour avoir franchi le glacier avant la chaleur. Mais les choses ne se passent pas comme prévu. Ils partent en milieu de matinée car la voisine est en retard. Le temps se met à changer, comme souvent en août, et de gros nuages montent de la vallée. Joseph doit marcher plus lentement que d’habitude pour suivre l’allure de Louise, si bien qu’ils ne prennent pied sur le glacier qu’à 3 heures de l’après-midi. À 5 heures, un énorme nuage noir se pose sur un piton rocheux et s’étend sur le glacier. Tout à coup, il fait presque nuit. La température a chuté et il neige. Bien qu’encordés à deux mètres, Louise et Joseph ne se voient plus. Louise panique. Faut-il redescendre ? Joseph estime qu’il vaut mieux sortir par le haut et décide de continuer. Après tout, la traversée ne prend qu’une trentaine de minutes et il connaît l’itinéraire par cœur. Mais la tempête, la Noire, fait rage. Joseph, qui a perdu tous ses repères, prend Louise dans ses bras. Surtout ne pas s’arrêter. Ils repartent, enlacés. Sous eux, un pont de neige cède et ils sont précipités au fond de la crevasse : “Il ne la lâche pas. Ils tombent tous les deux, quinze mètres sans se détacher, sans un mot, quinze mètres et c’est fini (…) ils tombent au fond, lui le premier, elle s’écrase sur lui, Joseph lui offre une dernière fois sa protection, son corps si grand, si fort sur lequel elle atterrit, sa douceur. Pas un cri, pas un gémissement, pas un appel (…) Deux amoureux qui se noient main dans la main, pour ne pas faire souffrir l’autre”.
Une fratrie vendue à la découpe
Au village, on ne veut pas croire à la catastrophe. Ce n’est que le mardi suivant que le curé lance les opérations de recherche. En vain. Même les chasseurs alpins, sur place le 23 août avec un chien d’avalanche, ne trouveront pas le moindre indice. Tout espoir est perdu et c’est à nouveau au prêtre qu’échoit la redoutable mission d’annoncer la nouvelle à l’aînée des enfants, Marguerite, 12 ans. Et c’est encore lui qui missionnera les gendarmes pour aller chercher la grand-tante de Louise, Clémentine, afin qu’elle s’occupe des quatre enfants désemparés.
Le malheur des jeunes orphelins ne s’arrête pas là. Rapidement, la grand-tante “craque de toutes parts” et est déchargée de la garde des enfants. Ceux-ci sont placés, séparés, dans des familles d’accueil, même les jumeaux. “Une fratrie vendue à la découpe.” Même leur grand-mère, la mère de Louise, qui vit isolée dans un chalet, refuse de les prendre.
Pire encore : au village, les méchantes langues glissent que Joseph et Louise ne sont pas tombés dans une crevasse mais qu’ils se sont en réalité enfuis à l’étranger pour échapper à leurs dettes, abandonnant lâchement leurs enfants. Pour preuve, la maison familiale a été vendue par le notaire. Il n’y a pas de fumée sans feu ! Alors, les orphelins “au choix, sourient bêtement puis vont se cacher pour pleurer ; ne savent plus quoi penser, le poison du doute les poursuit car même les copains leur confient qu’à la maison, les parents se posent des questions”. Comment construire sa vie avec cette “musique lancinante de l’abandon” ?
Soixante-quinze ans plus tard
Soixante-quinze ans plus tard, au moment de la découverte des corps, il ne reste plus que deux enfants en vie, les deux filles, Marguerite et Suzanne, respectivement 88 et 85 ans. Ce sont les enfants de Suzanne qui se déplaceront pour leur annoncer la nouvelle : “Ils ont retrouvé grand-papa et grand-maman dans le glacier”. Elles pleurent , “elles ont de nouveau douze et neuf ans, deux petites vieilles recroquevillées sur elles-mêmes, qui fondent enfin en larmes, de chagrin et de soulagement. Soixante-quinze années de tortures, de questions sans réponses, d’attente”. Suzanne se charge d’organiser l’enterrement, tandis que les journalistes affluent du monde entier à Savièse pour l’évènement. Quelques semaines plus tard, les descendants de Joseph et Louise, en pèlerinage sur le glacier, fixeront sur la paroi rocheuse de la Quille du Diable une plaque ajoutant, après les noms des deux victimes, la mention : “Retrouvés le 13/07/2017”, chassant enfin le cauchemar de la “disparition en montagne”.
On veut croire en l’histoire telle que nous la raconte Alexandre Duyck, qui s’est fondé sur de nombreux témoignages d’époque. On est touché par l’amour aussi puissant que pudique de ces deux êtres qui se sont dit
“oui” sans même se connaître, et par la famille joyeuse et unie qu’ils ont construite au sein de “la maison du bonheur”. Et on se prend même à rêver que ce funeste 15 août 1942, Joseph n’eût point eu besoin de monter à l’alpage, ou que la météo l’en dissuadât…
Chronique à retrouver sur le site via le lien : https://www.lenouveleconomiste.fr/avec-toi-je-ne-crains-rien-dalexandre-duyck-113976/
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