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Photo du rédacteurFrédéric Thiriez

La chronique littéraire de Frédéric Thiriez : "L'île intérieure" de Marie Modiano

Rêve et réalité

Un couple de musiciens fuyant la vie ordinaire débarque à Capri sans bagages ni projet. Entre vivants et fantômes, passé et présent, poésie et philosophie.

 



En toute subjectivité,

par Frédéric Thiriez

 



 


















Est-ce un roman ? Un poème ? Le récit d’un songe ? Une méditation sur notre être profond ? La plume de Marie Modiano, qui est avant tout poète, se réjouit de casser les genres pour notre plus grand plaisir. Une histoire, celle d’un couple qui débarque à Capri sans bien savoir pourquoi : “j’ignore pourquoi nous sommes ici, mais il me semble entrevoir le visage de la liberté”. Un poème, composé de seize Chants précédés chacun de quelque vers.


Un songe sans doute, mais “il n’y a pas de rêve qui soit totalement un rêve”. Une méditation, tant il est vrai que comme le disait le psychologue américain Carl L. Rogers, “tout être est une île, et il ne peut communiquer avec d’autres îles que s’il est prêt à être lui-même”.

 

La narratrice “M” son compagnon “P”, initiales qui dissimulent mal l’autrice, Marie, et son mari musicien Peter von Poehl, prennent le bateau à Naples pour l’île mythique de Capri.

 

Fuyant leur vie antérieure, ils ont tout abandonné et voyagent sans bagages. “Je ne savais pas comment nous avions atterri là. Je ne voulais pas chercher à comprendre. Nous ne regrettions rien. Pas le moindre remords d’avoir tout laissé derrière nous.” La narratrice n’est-elle pas en train de rêver ? “Peu importe si ce que nous vivons est réel ou bien le fruit de nos imaginations déglinguées. Les faits sont là : nous sommes sur ce bateau.” Et ils sont bien attendus sur l’île puisqu’une jeune femme inconnue les accueille et les conduit à la maison qu’ils partageront avec les “musiciens classiques”. Un spectacle sera donné en effet demain soir à la villa Lysis, somptueuse demeure du baron Jacques Fersen, le dandy poursuivi pour une affaire de mœurs et réfugié à Capri en 1905.

 

 

Des fantômes, un elfe, un spectacle

Le couple déambule au hasard dans Capri, parcourt les sentiers, découvre les ruines de la fameuse villa Jovis de l’empereur Tibère et fait des rencontres improbables : le fantôme de Caruso qui chante seul à l’angle d’une ruelle, la poétesse Ada Negri, venue à Capri en 1923, l’écrivain et cinéaste Curzio Malaparte qui fit construire en 1937 la villa qui porte son nom. “Je me demande si nous faisons nous aussi partie d’un monde perdu : celui des esprits qui tourbillonnent sans trouver le repos”. C’est même un elfe, personnage minuscule au gros ventre, qui leur révèle que ce sont eux deux qui assureront le spectacle du soir à la villa Lysis, une “fable en musique” : “Seuls vivants parmi les esprits qui hantent l’île, nous vous attendions depuis si longtemps ! ”.

L’angoisse monte chez M et P à l’approche du spectacle qu’ils n’ont nullement préparé.

 

La fin du roman est pleine de surprises que je me garderai bien de dévoiler. Je m’autorise juste à signaler deux morceaux (au sens musical, bien sûr) dont la beauté n’échappera pas au lecteur attentif. La lettre, d’abord, que M adresse à son grand amour de jeunesse, mort il y a vingt ans (Chant X) : “Tu dois peut-être trouver absurde que je t’écrive encore, après toutes ces années. Pourtant j’envoie mes mots au ciel, gardant l’espoir que tu les liras un jour (…) Les fantômes sont heureux ici, ils se promènent en toute liberté, sans crainte d’effrayer ceux qui vivent encore. La vie et la mort se côtoient en toute simplicité, c’est léger sans être superficiel. Je pense que ça te plairait et que tu pourrais laisser traîner ton esprit un de ces quatre par ici”. Le dernier Chant, ensuite, “L’île intérieure”, qui sonne comme une morale de l’histoire. “Nos îles intérieures nous condamnent à la solitude, nous sommes nombreux à vouloir nous en échapper”, avant de conclure : “Aménager son île de façon à pouvoir accueillir les quelques êtres qui comptent vraiment dans une vie.


Construire sur son territoire des huttes sommaires mais solides, pour qu’ils viennent s’y réfugier en cas de besoin. L’île transcende alors sa solitude éternelle. Les levers de soleil ont enfin un sens. L’île, bien qu’en apparence seule, ne l’est plus.” C’est dit.

 

Un roman troublant qui glisse imperceptiblement du rêve à la réalité, du passé au présent, de la poésie à la philosophie. On est touché par la grâce de Marie.

 




Chronique parue sur le site Le nouvel Économiste et à retrouver via le lien : https://www.lenouveleconomiste.fr/lile-interieure-de-marie-modiano-116344/


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